Dans toute organisation, les conflits les plus destructeurs ne naissent pas des désaccords exprimés, mais de ce qui n’a jamais été dit. Un collaborateur qui encaisse sans broncher, un manager qui évite une conversation difficile, une équipe qui fait semblant de ne rien remarquer : ces silences, apparemment anodins, construisent méthodiquement le terreau des tensions futures. Comprendre la mécanique des non-dits, c’est se donner les moyens de désamorcer les conflits avant qu’ils n’explosent.
Les non-dits sont le noyau des conflits durables. Comment ces silences se transforment-ils inévitablement en tensions, puis en ruptures ?
1. Mécanique du non-dit : comment le silence prend le dessus
Un non-dit ne surgit jamais brutalement. Il se forme progressivement, presque imperceptiblement. Tout commence par une situation inconfortable : une remarque qui blesse, une décision perçue comme injuste, un comportement qui dérange. À ce moment précis, une opportunité de dialogue existe. Mais plusieurs mécanismes viennent bloquer l’expression :
- D’abord, la peur des conséquences. « Si je dis ce que je pense, je vais être mal vu », « Cette conversation va créer un malaise », « Je risque de détériorer la relation ». Ces croyances tenaces conduisent à privilégier le silence plutôt que la confrontation. On se dit que ce n’est pas si grave, que cela va passer, qu’il vaut mieux ne pas faire de vagues…
- Ensuite, le doute sur la légitimité de son ressenti. « Peut-être que je suis trop susceptible », « Les autres n’ont pas l’air si dérangés que ça », « Ce n’est sans doute pas le bon moment ». Cette auto-censure trouve souvent sa source encore une fois dans ses propres croyances et aussi dans la culture de l’entreprise elle-même, particulièrement quand elle valorise la discrétion et décourage l’expression des désaccords.
- Enfin, l’absence de cadre pour aborder le sujet. Face à une situation délicate, beaucoup ne savent tout simplement pas comment s’y prendre. Ils manquent de mots, de méthode, de courage aussi. Alors ils attendent. Et dans cette attente, le non-dit s’installe, et se consolide progressivement …
2. Du non-dit au conflit : l’inévitable escalade
Ce qui rend les non-dits particulièrement dangereux, c’est leur capacité à se transformer. Ils ne restent jamais figés, ils évoluent, s’amplifient, se déforment. Cette métamorphose suit généralement trois étapes prévisibles :
- La première est celle de l’accumulation. Un premier désaccord en entraîne un deuxième, puis un troisième. Chaque nouvelle situation non exprimée vient s’empiler sur les précédentes. Ce qui n’était au départ qu’une gêne passagère devient un fardeau constant. Le collaborateur qui n’a pas osé dire son désaccord sur un dossier se retrouve six mois plus tard porteur d’une dizaine de frustrations enfouies.
- Vient ensuite la phase d’interprétation. En l’absence d’échange, chacun construit sa propre version de la réalité. Le manager qui ne reçoit pas de feedback imagine que tout va bien. Le collaborateur silencieux interprète ce silence du manager comme de l’indifférence ou du mépris. Les intentions sont présumées, les motivations sont amplifiées. Le non-dit crée un espace où les projections remplacent les faits.
- Enfin survient l’explosion. Un événement anodin, souvent mineur, fait office de déclencheur. Une remarque banale, un oubli sans importance, et soudain tout ce qui a été contenu ressort de manière disproportionnée. La violence de la réaction surprend l’entourage qui ne comprend pas d’où vient une telle intensité. Pourtant, ce n’est que la libération brutale de tout ce qui a été refoulé !
3. Casser le cercle vicieux du non-dit : comment créer les conditions de l’expression
Éviter les non-dits ne relève pas de l’injonction à tout dire en permanence. Il ne s’agit pas de transformer l’entreprise en un espace de défoulement émotionnel où chacun exprime le moindre de ses ressentis. Il s’agit de créer un environnement où l’expression des désaccords est possible, encouragée et encadrée.
Cela commence par le comportement des managers. Un manager qui reconnaît ses erreurs, qui sollicite des retours critiques sur ses décisions, qui remercie ceux qui osent formuler un désaccord, envoie un signal puissant : ici, on peut parler. À l’inverse, un manager qui balaie les objections, qui se justifie systématiquement ou qui sanctionne l’expression du doute , installe la culture du non-dit.
Au-delà des postures individuelles, l’entreprise peut se doter de rituels qui favorisent l’expression. Des points réguliers où chacun peut dire ce qui coince, des formats de réunion qui prévoient explicitement un temps pour les sujets difficiles, des mécanismes de feedback structurés. Ces espaces de parole doivent être prévisibles, récurrents et protégés. Ils envoient le message que l’expression n’est pas seulement tolérée, elle est attendue.
Reste la question cruciale du « comment« . Savoir qu’on peut parler ne suffit pas si on ne sait pas quoi dire ni comment le formuler. C’est là qu’interviennent les méthodes de communication qui permettent d’exprimer un désaccord sans attaquer, de nommer un problème sans accuser, de demander un changement sans imposer : la clarté n’est pas l’agressivité !
Créer une culture où les désaccords peuvent s’exprimer avant de devenir des conflits devient un véritable enjeu stratégique.
Les points à retenir :
- Les non-dits se transforment inévitablement en tensions puis en conflits : le silence nourrit les problèmes.
- Ce qu’on ne dit pas, l’autre l’interprète (souvent mal) : sans clarification, chacun comble les vides avec ses propres suppositions.
- Oser clarifier tôt évite les explosions tardives : une conversation difficile aujourd’hui prévient un conflit destructeur demain.
- La qualité des relations internes détermine largement la performance collective : rien n’abîme plus durablement ces relations que les non-dits accumulés.